De la présence enfantine qui subsiste en nous, persiste cette forme de rébellion, qui ne s’affranchit pas directement de la Loi - comment vivre ensemble autrement ? - mais la contourne habilement pour s'en faire notre alliée.
Sans véritable projet, mais avec ce postulat préalable un jour énoncé : personne ne me dira plus ce que je dois faire. S'affranchir donc, de l'autorité de la hiérarchie quelle qu'elle soit. Respecter la loi, peut-être, mais qu'elle ne vienne pas d'en haut : qu'elle soit transversale et librement consentie.
Pour le reste, fichez moi la paix. J'y reviendrai.
Être artiste, comme je pouvais confusément l'imaginer, ce devait être en grande partie cela. À double titre. D'une part parce qu'il est rare que l'activité artistique, soit accompagnée d'une forme de « patronat », même si elle accepte qu'une formation émerge de la fréquentation d'un maître. D'autre part parce que le matériau produit, fût il immatériel, peut, doit, n'obéir à aucune autre loi que celle de son créateur. L’artiste peut faire et dire ce qui lui plaît, de la manière dont il lui plaît, hormis les cas, plutôt rares, où il finit par entrer dans une sorte de marché qui n'a plus rien à voir avec sa pratique, mais obéit à d'autres lois spéculatives qui dénaturent l'essence de ce qu'il est.
Cette vie modeste, je l'ai partagée avec des comédiens, des metteurs en scène, des musiciens, puisque c'était à ce moment la seule forme qui me permettait de vivre. Je ne regrette nullement son apparente étroitesse, gage de ma liberté, engagement partagé, moments de grâce. Étroitesse, donc, mais sans aucune limite vers le haut, vers sa forme lumineuse et stimulante, le poète Aragon disait, je crois, « comme une étoile au fond d'un puits ». Ne vivent ils pas tous dans un puits, les plus nombreux sans même y voir la moindre étoile ? Quels que soient le lieu, ou la profondeur, d'où je la voyais, cette étoile rendait libre, de l'imaginer seulement, de la prendre pour conduite et de faire étinceler d'autres ciels. Et pourquoi non ?
S'il veut vivre de son art, celui-là, à un moment donné, a besoin de l'autre, de l'adhésion de l'autre, pour ne pas retomber dans l'esclavage d'un travail mal consenti. C'est ce qu'on appelle « le public », qu'on soit sur une scène ou contre un mur - le public, là, nous tient à bout de bras, nous achète, nous fait vivre, ou mourir. Nous ? Moi ? Jamais je n'ai ce sentiment, en vérité. On n'achète pas ce que je suis, on ne m'attelle pas à une machine ou un bureau. On accepte ou non, on échange, ou pas, on apprécie, ou on déteste. Cet échange ne passe pas par l'amour de moi (bien que certains artistes l'aient ainsi manifesté - ce ne fut pas ma voie), mais par adhésion à ma création : ça colle ou ça ne colle pas. C'est cette chose extérieure, unique, produite et achevée, qu'ils aiment et qu'ils acquièrent, en dehors de moi désormais. Moi je reste, pour ainsi dire, entière, presque détachée, sans danger, sans que l'autre me bouffe les entrailles. Il prend ou ne prend pas et moi je continue ma route, libre encore. Moins dévorée, paradoxalement, qu'un humain enchaîné à un travail qu'il n'aime pas, pour une société qu'il déteste et un salaire qui le laisse frustré de tout ce qu'il ne permet pas. Sans mépris, évidemment, pour le salariat, ni pour le travailleur, auxquels je n'ai sacrifié que par courtes périodes, je sus très vite qu'il n'était pas dans ma nature de m'y accommoder, mais plutôt de prendre la tangente dès que possible !
Vie d'artiste, vie de galère ? Mais où seraient les rames, les bancs, les fouets, les destinations amères ? Cette vie est un radeau, sans bords, engagé sur la découverte d'un infini qui appartient à moi seule. Si je n'ai à manger que de petits poissons, ils suffisent à combler ma maigre faim qui se nourrit plus facilement de vérité que de pain.
De quelle vérité parler maintenant ? Je vais dire : celle de l'invention.
On ne peut mentir sur ce qui n'existe pas encore. Le plus faible créateur est un artisan de cette vérité, de cette non-tricherie absolue. Même s'il peut paraître paradoxal de lier ces mots contradictoires qu'on nous a enfoncés en tête depuis toujours : celui qui « invente », aux yeux des premiers censeurs que sont les parents ou l'école, ne dit pas le « vrai ». Ce pourquoi l'on incite l'enfant dès son plus jeune âge à imiter, à faire comme, à suivre les modèles balisés, eussent ils fait la preuve de leurs échecs. J'ai dit que formation et apprentissage ne sont pas absents de l'aventure artistique, elle même l'objet d'une transmission qui m'importe beaucoup, mais le bon maître est seulement celui qui offre - ou suggère - les bons outils. Rien de plus.
Je ne parle pas de généralités. Je parle de moi. De mes idéaux de vie, de mes tentatives maladroites, de mon silence face à l'abrutissement de ce qui est « dû »..
Je parle de cet instant où la page est blanche, où la scène est vide, où le mur est nu, où tout est à inventer. Quelque chose de neuf, quelque chose qui surgisse de la main, de la tête, de l’œil, du corps enfin rassemblés face à l'urgence, quelque chose qui ne peut mentir, quelque chose qui n'a jamais existé : moi créateur, face à ma Vérité. Médiocre ou grandiose. Elle est.
Elles sont : liberté, vérité et maintenant ?
Plus haut, j'utilisais cette expression : « ficher la paix ». Ficher en moi la paix. Dire et redire qu'au moment où cette création surgit, écrire, lire un poème face à un public, dessiner, chanter, danser, à ce moment, entre moi et celui qui le reçoit, comme à l'inverse entre moi et ce que je reçois, existe, plus que dans toute autre moment humain, le véritable enjeu d'un temps paisible, gratuit, sensible, possible, fraternel. L'Art en soi ne génère pas de conflits, ce n'est que lorsqu’il est instrumentalisé à d'autres fins, religieuses, politiques, que son utilisation devient frauduleuse, mais dans tous les cas, ce sont, évidemment, les artistes et leurs œuvres qui en font les frais, non le contraire. Les totalitarismes témoignent de cette insupportable détestation d'une expression sans règlement. En face, l'artiste est seul, avec ses poèmes, comme Eluard, ses tableaux comme le Picasso de Guernica ou le Goya du 2 de Mayo, ses sculptures comme Niki de St Phalle, ses pièces de théâtre comme Brecht, et mille et mille autres, où l'œuvre est seulement le lieu d'une arme de non-violence absolue qui traduit pourtant l'extrême violence du monde.
À ce prix est la Paix.
Même si les artistes sont parfois cruels les uns envers les autres. On peut se tourner le dos, on peut refuser, s'emporter, juger, le partage peut échouer, et pourtant je ne connais pas de cas où l'Art-en-soi ait pu causer une guerre, une violence sociale et destructrice de la part de l'artiste, parce que l'enjeu est du domaine d'un « plus » totalement gratuit, non pas d'un « plus matériel » ou, d'un « plus puissant », voire d'un « plus fort » comme dans le sport qui engendre tant d'agressivité. Parce qu'en Art il n'y a pas de « plus », il n'y a que du contradictoire et du différent.
Certains diraient que cette absence d'enjeu est la preuve que l'Art ne sert à rien.
Ce rien est justement ce qui fait sa force, sa séduction, son caractère unique parmi les activités humaines. Je voudrais être d'un peuple, d'un monde où les choses ne servent à rien qu'à elles mêmes, où le seul caractère aimable de la vie, soit d'être vivant et de se consacrer à l'inutile, au gratuit, à des jours et des productions constamment réinventées, recréées, puis abandonnées au bord d'un chemin, pour le seul plaisir de leur existence. Nous autres, humains, ne vivrions nous pas mieux ainsi ?
Je n'ai pas parlé de Beauté. Pas encore. Parce que je ne sais pas dire ce qu'elle est. Parce qu'elle existe probablement en dehors de l'Art, de la même façon que l'Art peut n'être pas beau.
Ce que je sais est que parfois la conjonction d'une émotion, d'une fraternité, d'une matière, d'une création et d'un sens donne naissance à la Beauté qui ne s'explique pas. C'est alors que nous sommes tous, des dieux !