Accidents
Dans l'art de la scène ils se multiplient confusément. On oublie le texte, on laisse tomber le livre, on trébuche sur une latte disjointe. On ne sait plus, d'un seul coup où l'on se trouve, ce que l'on fait, ce que l'on doit faire. Le public n'en saura rien le plus souvent, qui verra dans une hésitation ou dans une chute un moment volé dont on ne sait s'il est vrai ou pas vrai. Puisque ce public sait, au demeurant, que tout est faux de ce qu'il reçoit à l'instant.
Jouer de l'accident est un art plus profond qu'il n'y parait. Il est, peut être, une forme avouée de modestie qui cache une forme orgueilleuse de domination pour tout ce que le hasard m'offre et que je récupère à mon avantage. Comme si c'était moi qui l'avait voulu, organisé, en une apparence subtile qui fait douter de toute représentation.
Parfois l'artiste fatigué avoue son inconfort et sa sécheresse, alors, il laisse aller ce peu qui ne lui ressemble plus. Il abandonne. Il laisse tomber le pinceau ou rature le mot en cours de route comme s'il l'avait voulu ainsi. Et parfois même déclenche cet accident de lassitude, au moment juste où quelque chose en lui dit : tu en as fait assez. Il faut laisser ton ardeur en chemin et donner quitus au hasard. Accepter la défaite et laisser faire le vent.
Ceux qui organisait ce hasard, comme nos surréalistes, étaient plus roués qu'il semble à première vue. Parmi des milliards possibles de mots arrangés entre eux, pourquoi choisir celui ci ou celui là ? Laissons faire l'accident, la respiration de l'air, l'image du rêve, dirent-ils, et nous prétendrons avoir inventé le nouvel art. Nouveau ? je n'y crois guère.
Car à chaque moment de la vie d'artiste. De la vie. Qui nous contraint à choisir tel mot, tel direction, tel trait de quelle couleur, quelle hésitation face à la roue des possibles ?
On prétend que le créateur domine de son art, de son savoir faire, de son habileté, de son intention manifeste, tout ce qu'il entreprend: le plan et la réalisation, le croquis, l'ébauche et le travail, la forme et la couleur, le mot et la phrase.
Oui, mille fois oui à ce travail constant que la volonté tient à flot. oui au travail, au désir et au vouloir.
Mais non, mille fois non, à cette idée que tout est si bien carrelé qu'on ne voit plus le sol, le terreau, la faille ou le volcan qui couvent sous nos pieds.
J'aime les accidents, j'aime qu'on sache ne pas les masquer, qu'on apprenne à les vouloir, qu'on les magnifient comme une part de maitrise, qu'on écoute leur voix secrète, qu'on accepte leur dépassement, leur violence et leurs révélations.
J'aime qu'on ne sache pas tout avant de l'avoir fait.
Je n'écrirai jamais de romans, parce que je les ai déjà écrit, parfois tout entiers au cours de nuits sans sommeil. A quoi bon, alors ?
Je choisis l'accident, la maladresse, cette part de hasard, qui désorganisent le temps, la main, le regard et accordent leur confiance au souffle de l'incertitude.