Où l'on arrive, d'où l'on repart, la gare est espace protecteur, quasi maternel, en même temps que point aiguisé d'une toile où le voyageur glisse hardiment de fil en fil, au réseau de laquelle il accroche ses espoirs, sa curiosité et ses rêves de frontière. Qu'il espère bien trancher, dépasser. Ou ignorer.
La gare n'est pas la parenthèse du voyage entre deux villes. Au contraire, le voyage se constitue de gares en gares face à la possible vacuité de la ville. On sait lire le quai, l'attente et déchiffrer les heures. Le voyageur a le temps pour lui. Le monde est à ses pieds, à ses oreilles, à ses regards, où vit tout ce qu'il rencontrera, plus tard, ou jamais, en touches diluées.
La gare concentre, invite. Invente un avenir, tous les avenirs, tous les possibles. Tous les humains y sont passés, y passeront, y attendront ce qui ne vient pas, ce qui revient, ce qui n'est jamais arrivé. Mais ...
La petite gare au quai désert que le chemin de fer agrandit d'impossibles espaces. La gare maritime qui fait vibrer l'eau des emportements. La gare monstrueuse, une ville à elle seule, qui vous cache autant qu'elle vous révèle.
La gare dit le chemin, le pourquoi, le présent. Elle répond à toutes les questions qu'on ne pose pas encore.
Elle pleure quelquefois des larmes de sang. (Charlotte Delbo disait dans "aucun de nous ne reviendra" : "c'est la plus grande gare du monde". Elle parlait d'Auschwitz). C'est le détournement du sens qui dit l'importance des choses.
J'ai vu les gens s'impatienter de devoir attendre longtemps un train, un bus, un bateau qui n'arrivent pas encore (arriveront-ils?).
J'ai aimé ce temps immobile coincé entre deux incertitudes, ce banc crasseux chargés de ceux qui partent. De pleurs amers, et de rires éclatants, de vaines espérances et de coups de poker. Moi, la voyageuse sans objet. Sans nécessité. Sans désir autre que le prochain pas vers l'inconnu, je me frotte à l'humanité bruissant de ses transports, de ses passages.
La gare est ce lieu suspendu qui n'a d'autre raison que lui-même. La vie, quoi !