Il fallait ne rien penser, il fallait le moment présent, les pieds, le corps, dans la ville.
La photographie s'écartait de la rumeur. L'image gardée sur l'écran ne comptait plus, seulement celle qu'on tenait dans son regard, celle qu'on avait vraiment vue ... qu'on partagera avec les mots ?
Se taire d'abord dans le vacarme des moteurs, et d'autres mots incompris. Et pas d'autres envies : voir, sentir, le reste est ineffable intransmissible, le temps défile et l'on est dans le film, dans l'image, le son, l'odeur, rien ne se compte
Un instant on s'arrête pour écrire, c'est-à-dire respirer : l'image ne resterait que pour un seul sens, je voulais être là, dans tous les sens. Je ne suis pas le centre, je suis autour, et ce que j'embrasse c'est la multitude de l’autre.
J'aime le bruit de l'altérité. Les choses, les objets, les monuments ne sont rien d'autre que des sentiments, nés de sensations, d'immersions.
Le surplomb des maisons inconnues, étroites et verdoyantes, qui dominent la rue, qui exacerbent le sens des millions de vies qui les habitent : je ne les fixe pas, je les digère, je les écoute
Infini des moteurs, scooters, motos, cris des vendeuses ambulantes sous leurs palanques chargées, troupes d'enfants, partout musique, sur les bords du lac, ensemble de femmes, tous âges confondus, dansant le soir sur des rythmes d'ailleurs, pétarades inexpliquées, bruits de ferraille, déchargements, klaxons, appels.
Le train vers Dien Bien Phu passe au milieu d'une rue étroite, cerné par les tables des consommateurs que la police disperse, une fois le train passé
Le vent du soir porte loin la sonorité urbaine, comme au théâtre des marionnettes sur l'eau où les tambours et les flûtes aigres accompagnaient chaque geste
La ville ne dort pas, les sourires ne bruissent pas, ils accompagnent.
Les voix tournent en rond, effrénées, tenant en joue mon sommeil incertain
la nuit est un long bruit blanc qui enrobe les cartes et les mots des voyageurs
le dos s'étire entre deux jours qui empoignent le temps d'un côté à l'autre de l'écran indifférent
devant derrière au-dessus tout est pareil et rien n'est vrai
les chiffres ne disent rien d'imaginable à mille kilomètres par heure par moins soixante degrés
sous les pieds la constante vibration simule la confiance du vide, onze mille mètres au dessus du sol
ma tête n'a pas changé de date elle est encore crépusculaire tandis que le corps a déjà, lui, tourné la page du nouveau jour
il s'oblige à dévoiler son sens vers le hublot, vers l'aube crasseuse qui étouffe le hérissé des immeubles et le piquant du béton resserré autour du grand fleuve, quand viendra la longue descente dans l'épaisseur, dans l'inconnu
le cerveau se remplit d'atomes crochus, de colères rentrées, d'oiseaux pointus,
de vomissures secrètes, d'escaliers sans fin, de vents étoilés, de cagibis prisons,
de pieds de grues enfoncés dans la vase,
de feuilles mortes, d'ondulations, de nausées, de piques et pêches,
et puis
le cerveau se vide
Bien fait ! c'est tout ce qu'il mérite
on ne lâchera rien.
on sera heureux, juste pour faire la nique à ce qui hait
on dira oui, on dira non, mais on saura pourquoi
on aimera quand il faudra, plus souvent qu'à son tour
on poussera les vieux démons dans la fosse de l'indigence
on lèvera le poing et puis
on ouvrira les poings fermés jusqu'à ce qu'il en surgisse des chants-oiseaux
on se relèvera autant de fois que nécessaire
et jamais seule et jamais seul
on gravera sur les nuages des mots entiers qui feront taire le vent des explosions
parce qu'on le peut
parce qu'on le doit
les arbres fantômes ont avalé leur ciel de mousse
aux cheveux emmêlés quadrillant les aurores
les mémoires tapissées
les ombres étouffantes
ne peut-on dire que le bois souffre
lui aussi des verts encombrements
des souffles raccourcis
des esprits erratiques et des mondes inversés
qui n'ont plus de chemins
qui resteront cachés
La forêt monte au dessus de ma tête, dans la crispation des pieds, dans les cailloux jetés à plaisir devant mon souffle.
Car la forêt n’est pas que cet épuisement des vallées qui s’arrachent aux monts enrubannées de feuilles.
Peu à peu elle se symphonise et s’orchestre d’oiseaux, de grincements, de balancements, de rythmes, de syncopes qui animent la matière du bois, l'emprise de la terre, la confrontation intime du mort et du vivant.
Alors les pieds s’allègent, la respiration devient musique, mon oreille a gagné sur la pente rugueuse une danse, un son, un frottement de chansons singulières, un ensemble de questions vibrantes à l’unisson du cœur qui s’efforce
et se retrouve enfin.