Souvent, je pense à tous les tableaux que je ne fais pas, aux livres que je chapitre en vain au long de nuits fiévreuses, aux scènes illuminées des théâtres du songe. Souvent, je vois, j'entends, je lis ce que d'autres ont mis au monde et qui me ressemble, m'illumine, me réjouit, me décourage et m'illumine encore, croyant être à mon tour, moi aussi, un peu de cet être là, définitif, accompli, me débattant avec mon cerveau qui se brouille jusqu'à empâter mon regard.
Il faudrait s'imaginer alors que l'Art est en soi comme une maladie chronique, un ADN caché, un marqueur invisible qui n'a pas la nécessité de son accomplissement pour être vrai. Il suffirait d'y rêver, et de rêver ainsi la vie qui passerait son chemin sans faire tant d'histoires. Pourquoi pas ?
A contrario, il arrive qu'on soit confronté à des productions humaines si énigmatiques, si bien fermées sur elles mêmes que nul secret s'en échappe, comme si elles n'avaient rien à nous dire... à quoi bon alors, être au monde, mettre au monde, une telle opacité, une froideur si conceptuelle, une imagination si dure que rien ne permet de toucher le regard, l’ouïe ou n'importe quel sens .
Ce que je crois, c'est que le travail de l'artiste ne s'accomplira pas sans une matière à travailler, fût elle intangible en apparence, comme la matière du texte par exemple.
S'il y a une pensée de l'Art, ou une pensée sur l'Art, c'est une pensée en marche, une pensée incarnée de mains, de pieds, de voix, d'outils, de temps et de réalité qui lui ôtent cette pureté glacée d'un esprit stérile, quoique bouillonnant contradictoirement de vouloirs ou de grands mots .
Je veux cette réconciliation irréversible du corps avec ce qui l'anime, quoi qu'on puisse le nommer : âme, esprit, idée, abstraction.
Je veux cette réconciliation de la main avec la matière qu'elle façonne. Je veux coller, assembler, relier. Je veux sublimer le diable qui mord mes pensées, lui donner une forme, une couleur, une matière, parce que je sais que c'est cette matière là, cette action d'Art qui le rendra inoffensif, cathartique, nu et vrai. Enfin humain, enfin tenu dans le texte, dans la pierre ou dans le crayon.
La représentation, j'y reviens. Représenter cette forme de notre mal être, de notre mal tout court, que le beau autorise alors, sans ce raccourci innommable de la pensée instinctive à l'action immédiate, mais par le truchement, l'interprétation, la médiation artistique qui remet l'être à sa place, face à son double, face à son diable et à sa mort. Le « vouloir être beau » lui dit, il lui montre, il exprime à ce moment la force et la fertilité si bien cachées en lui. Il apprivoise son instinct, il lui donne une légitimité, une humanité
Ainsi c'est la matière, trop souvent méprisée, qui permet la distanciation, l'admiration, qui permet aux sens exaltés, aux émotions destructrices, d'émettre sans dommage ce cri de notre désir bancal. Faire avec le trivial, avec le corps, dans le pétrin.