C'était il y a tout juste un mois.
Un ami de kara sud me dit que des bénévoles d'une association qui gèrent un centre d'apprentissage souhaitent me rencontrer et me faire visiter le site.
Sur le coup j'avoue, j'ai très envie de dire non, je sais qu'ils me demanderont, probablement, une aide, que je serai obligée de leur refuser. Je me sens, comme parfois, soumise à trop de demandes, de nécessités impérieuses, confrontée à trop de misère, sollicitée par trop de gens qui croient que le fait d'être français ouvre les vannes d'une inépuisable corne d'abondance. J'en ai déjà parlé, ce dont certains m'ont fait reproche. Et c'est pourtant tellement récurrent qu'on ne peut faire comme si cela était un problème réglé. Car dire non n'est jamais facile, et moins encore dans ces circonstances. On doit dire oui aux amis de nos amis, on doit se comporter en hôte aimable et attentif, c'est le moins qu'on puisse faire lorsqu'on est accueillie à bras ouverts !
De très bon matin, me voilà donc invitée à prendre place sur une moto (chinoise et bon marché, comme partout au Togo, c'est à dire qu'il ne faut pas compter sur la suspension pour amortir les cahots de la route à la place du passager). L'ami Franck embarque derrière la seconde moto et nous voilà partis vers Kpanganzibiyo !
Déjà vingt kilomètres de route... que nous quittons au bout d'une bonne demi heure pour un chemin de traverse vers notre destination. N'eût été l'état de la piste, c'est une balade enchanteresse dans la brousse sauvage, ses paysages de minuscules villages, de champs bien ordonnés, de petits marigots, de collines pierreuses. Mais la chaleur monte et la moto geint entre les ornières et les cailloux. J'ai le dos en vrac. Je suis d'assez mauvaise humeur pour tout dire ...
Bientôt on aperçoit le centre, quelques bâtisses apparemment toutes neuves adossées à une nième colline. Un coup de téléphone annonce notre arrivée (l'usage du portable est universellement répandu en Afrique.)
Une centaine de personnes au moins attend notre venue : chefs de village en tenue number one, musiciens traditionnels, alignement des professeurs du centre en blouse bleue, apprenties couturières en uniforme, garçons qui chantent à pleine voix et dansent pour faire honneur aux arrivants.
Stupéfaction ! Et gêne maximum... Ma mauvaise humeur fond au soleil de cet accueil ministériel, mais je suis très embêtée de ne savoir comment y répondre. La cérémonie enchaine les chants, danses, discours divers et souhaits de bienvenue, ce qui accroit encore mon malaise.
Pour finir je suis invitée à donner des "conseils aux apprenants". Que vais je bien pouvoir leur dire ?
Je me fends d'un éloge vibrant du travail manuel traduit en Kabyè par le président de l'association , et je termine, non sans malice, sur une citation de la constitution française (après tout je suis ce que je suis ...) qui se réfère à l'égalité de naissance et de droits. Ainsi conclué-je, une couturière est l'égale d'un ministre, un paysan l'égal d'un militaire et un forgeron l'égal d'un informaticien.
Je ne perds pas mon temps à expliquer qu'en France aussi ces beaux principes sont rarement traduits dans la réalité des faits, et je ne suis pas sûre que cela soit absolument parlant dans la société patriarcale, mais mes hôtes ont l'extrême délicatesse de ne pas le faire remarquer.
S'en suit une visite des lieux, tout neufs effectivement, mais totalement sous équipés : pas d'électricité bien sûr dans ce lointain canton, trois scies dépareillées pour l'atelier de menuiserie, des machines à coudre mais pas de tissus dans les réserves des couturières, et tout à l'avenant. Je suis touchée et émue par tant de gentillesse gratuite - après tout j'arrive les mains vides - et tant de difficultés visibles et de dénuement...
L'ensemble des festivités se termine par une allocution que je dois prononcer, face aux encadrants cette fois. Que leur dire ? "je parlerai de vous à des amis de France plus compétents que moi dans le domaine de l'apprentissage, en espérant récolter quelques outils". C'est tout ce qu'ils me demandent.
C'est tout ce que je peux faire.
Ma confusion arrive à son comble lorsqu'on m'amène à manger, seule à table devant toute l'assemblée (moi qui picore généralement comme un oiseau), une assiette de Fùfù (pâte d'igname pilé), plus sauce, viande, eau de source et coca ! Obligée de faire honneur au festin tandis qu'on guette ma réacton. J'adore le fùfù mais je prétexte un dérangement intestinal (pas tout à fait faux) pour ne pas avoir à m'enquiller tout le plat.
Le point d'orgue de cette matinée décoiffante et de tout ce cérémonial consiste en une remise de cadeaux à la yovo éberluée, à savoir trois ignames de bonne taille et une poule vivante qu'on fera porter jusque chez moi à la première heure !
C'est à la fois gai, émouvant et triste. Cette réception envers une étrangère dont ils ignorent tout, le mal qu'ils se sont donné pour ce chaleureux accueil et l'espérance que cela suscite, ne peuvent que nous interroger sur ce que représente aux yeux de gens dévoués et courageux la seule présence d'une blanche à leur table. J'en ai un peu honte, comme toujours, et en même temps je me réjouis de cette vitalité et de cette combativité. Même si l'espérance n'est pas justement placée, elle est le signe d'un futur que tous ont envie de construire et d'améliorer, avec notre aide sincère. C'est à dire sans les faux semblants d'un certain type d'aide humanitaire, soit méprisant, soit inutile, qui génère souvent plus de problèmes que de solutions.
De retour à Lomé le lendemain, un conducteur de zem me fait la conversation en zigzagant dans les ravines : "ah madame, alors, il parait que c'est le paradis chez vous ?"
Tout est dit !